CHOYER L’INCERTITUDE POUR DOMPTER LA PEUR
T’es-tu déjà senti déboussolé devant une œuvre d’art qui te fascine ?
Ça vient de m’arriver à l’exposition de Anna-Eva Bergmann (1909-1987) au MAM, tellement impressionnante par sa puissance, la continuité de l’intention au cours de toute une vie, et cela en dépit de l’incertitude qui se manifeste d’évidence à travers chaque toile, soulignée par cette originalité : l’utilisation des reflets changeants du métal argent ou or.
A partir du jour où elle écrit sur son journal « Jeg vil » (je veux !) chaque œuvre s’impose dans un espace d’incertain et de mystère : le sujet est pourtant sculptural, envahissant presque l’espace de la toile, mais la pierre flotte, l’épaisseur de l’arbre est fluide, la montagne est transparente, le soleil absorbe au lieu de rayonner, le totem bruisse de mondes parallèles… présence et incertitude coexistent, au point qu’on ne sait plus si on l’on peut accepter de se perdre dans cet Art, ou de si l’envie de fuir va l’emporter !
Ce tiraillement intérieur entre fascination et rejet, quand quelque évènement s’impose à toi, et tu en souffres sans pouvoir t’en extirper, alors qu’à priori tu es libre de le faire, n’est-ce pas un moment où tu fais face à l’ambivalence de ta Vie ?
Le moment où tu veux changer, t’ouvrir à de nouvelles possibilités, de nouvelles voies, saisi par la peur de quitter tes certitudes, ce qui te convenait si bien jusque-là : ton passé et celui de tous les tiens ?
Pour Anna-Eva, la clef a été d’exposer sa perception de l’incertitude inhérente au monde, de choyer cette incertitude : ce que je vois est impermanent, mais si je l’imprime au fond de mon être et le valide, cela devient sacré ! Si j’accepte l’effacement de ce qui ne me convient pas, de ce qui ne me touche pas, pour restituer ce qui m’émeut, alors je suis en accord avec ce que je suis, mon véritable Soi. L’incertain devient un socle de ma sécurité.
Une de ses œuvres nous parle d’un arbre qui n’est pas un arbre, mais une multitude de mémoires dans laquelle tu peux t’abreuver : c’est la cristallisation noire de la mort, c’est le vert jaillissant de la vie, c’est la brume argentée de la fuite du temps, c’est l’ancrage à la terre et l’apesanteur du rêve…
En définitive, elle nous dit que plus j’aime la vie incertaine et plus la présence de la mort est nourrissante.
Chaque instant qui s’achève ouvre la place à un autre instant plein de potentiels. Comme le mental se sécurise de la répétition (presque toutes nos pensées sont similaires jour après jour), mon cerveau m’oppose la peur de toute nouvelle voie. Mais si j’ai le courage de l’aventure, d’accueillir les blessures, les pertes, les disparitions comme des traces de la puissance de la Vie en action, et comme encouragements à une nouvelle expansion de ma vie, je dompte la peur et me reconnais dans mon ressenti unique et original de ce monde.
A la fin de l’exposition, on voit côte à côte des photos d’Anna-Eva travaillant dans son atelier à diverses époques. Dans les années 30, jeune et jolie femme, un peu ordinaire, joyeuse et séductrice ; dans les années 60, belle femme mure, sure d’une volonté farouche d’être elle-même ; enfin, vers 1975, elle n’a plus rien à prouver, elle sait qu’elle manifeste son existence à travers ce qu’elle fait. Son cœur fait le tri, ce qui ne touche pas le cœur reste dans l’oubli. Et dans ses dernières œuvres le dépouillement est total, il ne reste plus que l’essentiel, l’épure, le sacré. « Jeg vil » (je veux !) signifiait-t-il : « je veux ouvrir mon cœur, et ne créer que par lui » ?