COMME CE CYGNE QUI NAGE SUR NOTRE ÂME TROUBLÉE…
Crois-tu que tu puisses choisir à chaque instant la direction que tu veux prendre, ou que quelque soient les efforts que tu fais pour décider d’un avenir, tout est déjà écrit ? Souvent le monde se présente à nous comme un lieu de contraintes, un espace dans lequel nous ne pouvons que subir. En faisant au mieux les meilleurs choix dans ce qui nous est proposé, pour nous en sortir le mieux possible, pouvons-nous changer réellement notre destin ? Les souffrances de la vie humaine ne sont-elles pas inévitables ?
Pourtant nous ne cessons d’essayer de les éviter, ou tout au moins de ne plus les subir. Peut-être est-ce une attitude désespérée, mais peut-être cela vient-il d’une croyance profonde dans une autre possibilité : celle de créer l’avenir qui nous plaît.
« Espérer c’est démentir l’avenir »,disait Cioran. Mais quel avenir, si ce n’est celui que nous avons dessiné au moment où nous avons espéré ? Et cette détermination d’un avenir, qu’il soit souhaité ou détesté, provient de l’imprécision de l’instant, de notre incertitude sur la réalité, sur le présent et ses potentiels. Cette incertitude est une douceur, une faveur de la vie, qui nous permet de nous libérer de l’enfermement des certitudes.
Il y a des gens dont le rôle est de cultiver cette incertitude : ce sont les poètes, les peintres, les sculpteurs, les musiciens, les chorégraphes… les artistes veulent faire apparaitre des mondes qu’ils ne connaissent pas encore, qu’ils ne peuvent pas même totalement conscientiser ! Parfois le font-ils d’ailleurs sans même le vouloir, en laissant la place à la vibration. Tout est vibration, dit-on.
Peut-être pourrions-nous dire plus modestement, moins surs de notre nouvelle compréhension du monde initiée par les découvertes de la physique quantique, que tout est vibrant. Et cette vibration de chaque être, chaque chose, chaque situation, chaque non être se manifeste par de l’imprécision. Imprécision, au regard de l’exactitude des actions naturelles. L’artiste abandonne volontairement une part de sa maîtrise pour faire apparaitre quelque chose qui ne semble pas sous son contrôle, qui émerge d’un lieu inconnu, peut-être d’un lieu qui n’existait pas encore ? Quelque chose de l’ordre de l’indéfinissable, qui pose plus de questions qu’il ne donne de réponses. Quelque chose qui trouble, déstabilise… nous en reparlerons.
Observons ce phénomène dans les arts plastiques. Prenons un dessin de visage ou de nu de Matisse : ce qui à première analyse semble un geste imprécis, au regard de l’anatomie, suggère en fait la vie palpitante, et non une simple copie banale, voire répétitive, d’un visage ou d’un corps dont on croit tout savoir. Qu’est-ce qui entre dans l’œuvre par la place offerte par cette imprécision, par cette indétermination apparente ? Qu’est-ce qui est autorisé par cette vibration qui nous place dans l’incertitude ? Pourquoi le doute, le questionnement provoqués sont-ils si puissamment fascinants ? Je pense qu’ici l’imprécision est une sorte d’ouverture vers d’autres possibilités, une hésitation entre ce que l’on croit et ce que l’on pourrait croire, entre ce que nous considérons comme acquis et ce que nous pourrions ignorer. Lorsque la forme ne s’impose pas totalement, qu’elle n’est pas figée, qu’elle reste ambigüe, elle ouvre le chemin de la découverte de l’altérité, c’est-à-dire de l’autre : tout ce qui n’est pas moi, le grand mystère de l’univers. L’autre pénètre par toutes les pores de l’imprécision, l’imprécision offre la possibilité à l’autre (inconnu) d’être présent partout : c’est vertigineux.
Par l’approximation de sa connaissance de la langue française, Rilke offre un autre exemple caractéristique de cette puissance évocatrice de l’imprécision et du vertige qu’elle procure : elle donne un charme étonnant à ses vers, un tremblement, une fragilité ineffable. Nous sommes séduits et transportés par l’incroyable justesse des mots employés, qui auraient pourtant pu paraître inadaptés :
Un cygne avance sur l’eau entouré de lui-même, comme un glissant tableau ;
Ainsi à certains instants un être que l’on aime est tout un espace mouvant.
Il se rapproche, doublé, comme ce cygne qui nage sur notre âme troublée…
Qui à cet être ajoute la tremblante image de bonheur et de doute.
N’est-ce pas, au fond, une élucidation de ce que Ortega appelle la « vacillation métaphysique » ? L’œuvre expose dans son imprécision constitutive, allant même jusqu’à l’indécision de l’émotion ressentie, un espace d’ouverture que nous n’avons pas vraiment envie de refermer. Un sentiment ambivalent nous submerge : l’autre, l’inconnu(e), pénètre dans notre existence par l’espace de la vacuité et provoque le vertige, réflexe de notre mental pour nous faire croire que nous sommes en danger. Nous sommes pourtant déstabilisés avec bonheur. L’aventure de la relation au monde nous effraie, mais nous galvanise.
L’œuvre se manifeste alors comme le vestige de l’ancien monde, où l’autre a déjà pénétré et ruiné mon ordre sécurisant, pour le déverrouiller, le dilater, voire l’exploser. Ce vestige est la trace de l’incertitude de l’existence : n’est-il pas ce qui nous permet de rêver que nous ne sommes pas inscrits dans un sillon qui nous entraine impuissants, que nous pouvons vaincre notre passé et redéfinir notre destin ?
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